Portraits

Bernard Herrmann
(1911-1975)


Par Julien Mazaudier 9/12/2022
« Je pense toujours que la musique de film exprime ce que l’acteur ne peut montrer ou dire. La musique procure, essentiellement et inconsciemment, une série de points d’appui ou de repères au spectateur. Ce n’est pas toujours apparent et vous n’avez pas à le savoir, mais cela contribue au fonctionnement. Jean Cocteau disait qu’une bonne musique de film pouvait donner l’impression de ne plus savoir si c’était la musique qui poussait le film en avant ou si c’était le film qui entraînait la musique. »

Bernard Herrmann

Véritable « monstre sacré » de la musique de film, il reste une référence absolue et l’un des rares de ce métier à être admiré aussi bien par les professionnels du cinéma que par les mélomanes. Particulièrement habile pour tisser des mélodies sombres et romantiques qui se gravent dans l’esprit, il incarne parfaitement le passage entre la fin des années 50 et les années 60, la période qui a réinventé la fonction de la musique dans un film. Par rapport à ses collègues, il compose finalement assez peu (une cinquantaine de partitions en trente-cinq ans de carrière), mais choisit toujours avec soin le sujet de ses films. Il s’occupe lui-même de l’orchestration pour que la couleur de la musique soit exacte, dédaignant les compositeurs qui font appel à des orchestrateurs. Bernard Herrmann ressentait fortement les blessures et les angoisses de la vie. Sa musique élabore des compositions innovantes et inattendues faisant usage d’harmonies mystérieuses, d’accords augmentés et d’ostinati. Tonalité, rythme, richesse des timbres, variété des attaques sont les éléments syntaxiques au centre de son œuvre, avec un goût certain pour les graves appuyés aussi bien dans les cordes que les vents (basse clarinette, tuba, contrebasson). Son écriture se caractérise aussi par de petits motifs mélodiques très simples qui semblent ne jamais devoir se résoudre. Selon lui, la musique n’a pas vocation à s’échapper de la trame dominante du film, elle se doit plutôt de souligner, amplifier et dramatiser ce qui est montré à l’écran.

Bernard Herrmann est né en 1911 à New-York. Il est issu d’une famille d’immigrants ukrainiens et a grandi dans le Lower East Side au son des bruits de la ville. Dès le jour de sa naissance, il a eu la voix de l’Amérique urbaine dans ses oreilles. Son père encourage ses prédispositions musicales en l’amenant régulièrement à l’opéra. Il le pousse aussi à prendre des leçons de violon et de piano. Bien que ses relations avec ses premiers professeurs de musique aient été chaotiques, Herrmann manifeste assez tôt des prédispositions dans le domaine de la composition. Il a étudié à la prestigieuse Juilliard School et presque tout de suite après, il a monté un orchestre, livrant très jeune ses toutes premières partitions. En 1934, attiré par les perspectives qu’offre la radio – un média relativement nouveau – il entre chez CBS (Columbia Broadcasting System) où il est engagé comme chef d’orchestre. Il est principalement chargé d’écrire des pièces musicales pour des programmes documentaires et des fictions dramatiques. L’une de ses premières œuvres, La Belle Dame Sans Merci (1934) est un mélodrame poétique qui révèle déjà une sensibilité pour les couleurs sombres, notamment au niveau des bois (flûte, cor anglais, clarinette, basson). Mais c’est certainement la Sinfonietta pour Cordes, écrite en 1935, qui reste sa pièce de jeunesse la plus intéressante. C’est de cette partition oubliée qu’il va tirer l’inquiétant motif de trois notes accolé au personnage de Norman Bates (Anthony Perkins) dans Psycho (Psychose – 1960).

Dans le corpus du compositeur, principalement tournée vers le néo-romantisme, l’œuvre est assez atypique et frappe par sa modernité. Dans le jeu des cordes, on songe au lyrisme angoissé de la Lyrische Suite de Berg ou encore aux dissonances harmoniques de certaines pièces de Charles Ives comme Central Park In The Dark ou la Quatrième Symphonie. Herrmann fut d’ailleurs de ceux qui défendirent très tôt la musique visionnaire de l’excentrique Ives, bien avant qu’elle ne devienne une référence de la modernité. Si Herrmann nourrit un goût profond pour les compositeurs anglais néo-romantiques, comme Edward Elgar, Ralph Vaughan Williams et Frederick Delius, il était aussi attiré par les figures iconoclastes, en marge du système. On peut par exemple évoquer des compositeurs comme Henry Cowell, George Antheil ou l’australien Percy Grainger, qui fut l’un de ses professeurs. Grainger était un personnage pittoresque à la réputation sulfureuse. Selon lui, la musique n’avait pas pour but de divertir l’auditeur mais de le faire souffrir, une formule qui semble tout à fait appropriée à certaines partitions d’Herrmann. En tant que pédagogue, il l’a beaucoup sensibilisé sur l’emploi d’instruments inhabituels. L’héritage de Cowell et de Grainger, tous deux intéressés par les musiques extra-européennes, est d’ailleurs assez manifeste sur Anna And The King Of Siam (Anna et le Roi de Siam – 1946), une partition à la tonalité orientale qui intègre l’échelle pentatonique pélog javanaise.

Bernard Herrmann a ensuite écrit la musique de Columbia Workshop, une série radiophonique expérimentale. C’est là qu’il a connu le réalisateur et comédien Orson Welles. Une rencontre cruciale pour les deux hommes qui, malgré leurs disputes, forment une parfaite équipe. Welles a permis à Herrmann de s’entraîner à la direction d’orchestre sur l’Orson Welles Radio Programme, centré sur la combinaison entre texte, qualité de diction, bruitage et musique. On peut déjà apprécier son art des ambiances angoissantes sur l’épisode Christmas Carol (1938) d’après Charles Dickens. L’un des plus fameux épisodes de Welles reste la Guerre des Mondes (1938), une adaptation « canular » du roman de H.G. Wells, réalisée comme un reportage, et qui annonçait avec le plus grand sérieux l’arrivée de créatures extra-terrestres sur le sol américain. L’émission est tellement sensationnelle que le réalisateur va bénéficier d’une totale liberté pour réaliser Citizen Kane (1941), un film très stylisé sur le pouvoir, l’argent et la mémoire.

La collaboration avec Orson Welles allait à l’encontre des coutumes en vigueur dans les studios. N’ayant aucune expérience dans le domaine de l’image, Herrmann n’est pourtant nullement impressionné par le système hollywoodien. Il fait connaitre ses exigences et demande un délai supérieur à celui habituellement consenti aux compositeurs : douze semaines au lieu des deux ou quatre syndicales. La RKO accepte à condition de le payer au salaire minimum, mais Welles insiste pour qu’il soit rémunéré comme Max Steiner l’aurait été. Il n’est pas question qu’il travaille au rabais. C’est sur ce film que Bernard Herrmann a expérimenté, ce qu’il a appelé plus tard les « arrangements radio » : des morceaux assez courts qui servent à lier l’action. C’est surtout l’un des premiers compositeurs à s’intéresser à la post-production : il exige d’être présent dès le début du montage, d’orchestrer lui-même sa partition, d’en diriger l’enregistrement et d’en contrôler le mixage avec les autres éléments sonores du film. Certaines séquences seront ainsi tournées avec sa musique en fond sonore. Son écriture va dans le même refus de l’académisme. Préférant l’atmosphère à la mélodie, il instaure dès le prélude du film une tonalité sombre et psychologique qui va à l’encontre de la pompe et de l’emphase hollywoodienne. Un jeu sourd des trombones, prolongé par les clarinettes basses, le tuba et les bassons, suivis par un quatuor de flûte basse et des touches cristallines de vibraphone. Un instrumentarium peu orthodoxe qui pose déjà les bases de la sonorité si caractéristique du compositeur. Herrmann a découvert que l’on pouvait engager les musiciens individuellement selon les besoins de la partition. Il a donc pu mettre en avant la particularité des timbres des instruments de l’orchestre. L’essentiel de la musique est d’ailleurs de conception chambriste à l’exception de quelques morceaux comme l’aria, extrait de l’opéra imaginaire Salammbô, ou la scène finale. Adulé aujourd’hui comme un chef-d’œuvre absolu du cinéma moderne, le film se ramasse à sa sortie. De ce fait, les conditions des studios de la RKO vont changer drastiquement durant The Magnificent Ambersons (La Splendeur des Amberson – 1942), le second film de Welles. Le nom d’Herrmann ne figure même pas au générique. Dans les faits, il n’a pas accepté que sa partition soit amputée de plus d’une demi-heure sans même avoir été prévenu.

Pour The Devil And Daniel Webster (Tous les Biens de la Terre – 1941), de William Dieterle, il va retrouver une plus grande autonomie musicale. La partition est inventive et témoigne de la faculté du compositeur à diversifier sa palette musicale. On trouve ainsi un mélange de musique orchestrale et folklorique mais aussi des effets sonores sophistiqués, obtenus par exemple en enregistrant le bruit éolien des fils téléphoniques. Lorsque le Diable apparaît brusquement dans le bal traditionnel et se met à jouer dans la grange, Herrmann superpose quatre pistes de violon les unes sur les autres, provoquant un effet de polyphonie au rythme perturbant. Sur le titre Mr. Scratch, que l’on retrouve dans la suite musicale, on peut aussi noter l’utilisation de cellules répétitives énergiques, qui deviendront l’une des composantes les plus emblématiques du style du compositeur. Cette partition, un peu oubliée aujourd’hui, impressionnera beaucoup le compositeur Elmer Bernstein, lui ayant fait comprendre qu’autre chose était possible en matière de musique de film. L’écriture originale et l’incontestable personnalité d’Herrmann incitera d’ailleurs beaucoup les jeunes compositeurs à prendre des libertés avec l’orthodoxie hollywoodienne, notamment à la fin des années 60, lorsque les majors perdront de leur puissance.

En 1944, Bernard Herrmann est appelé par la Twentieth Century Fox pour mettre en musique Jane Eyre, d’après Charlotte Brontë. En fervent anglophile, il trouve dans cette histoire gothique au romantisme tragique un support idéal, qu’il poursuivra avec son drame lyrique Wuthering Heights composé entre 1943 et 1951. Herrmann y reprend la superbe ligne de hautbois (Jane’s Sorrow) qu’il avait utilisé en 1938 sur l’adaptation radiophonique de Rebecca par Orson Welles. La partition au lyrisme tourmenté (il n’y a pas de thème d’amour) est rehaussée par des ambiances sonores mystérieuses (cuivres bouchés, orgue, percussions) qui peuvent s’apprécier sur le très bel enregistrement publié en 1994 chez Naxos, dirigé par Adriano à la tête de l’orchestre symphonique de la radio slovaque. Souvent angoissé et presque lugubre, le climat musical de Jane Eyre, qui flirte avec l’impressionnisme, n’est pas non plus sans évoquer la musique de Moussorgski ou de Chostakovitch, un compositeur qu’Herrmann citera régulièrement durant sa carrière. À la toute fin de sa vie, il lui rendra un hommage appuyé en enregistrant sa musique de film écrite pour Hamlet, de Grigori Kozintsev.

Avec le film fantastique poétique The Ghost And Mrs. Muir (L’Aventure de Mme Muir – 1947), Herrmann privilégie le thème de la mer et compose une partition au lyrisme mélancolique, partagée entre mélodies fragiles et esquisses impressionnistes. La harpe, les bois (flûte, hautbois, clarinette basse) et les cordes vibrantes, héritées du style d’Alfred Newman, dessinent des mélodies élégiaques finement brodées (le très beau Prelude et le superbe Andante Cantabile). Aux dires du compositeur, c’était l’une de ses partitions favorites. Certaines lignes en arabesque évoquent subtilement le style iambique cher à Claude Debussy. Le compositeur a d’ailleurs été l’un des premiers à imposer une écriture directement influencée par la musique française du vingtième siècle. On trouve aussi Beneath The 12-Mile Reef (Tempête sous la Mer – 1953) dont l’utilisation de la harpe, faite d’arpèges et de glissandi, renvoie à la palette sonore d’un Maurice Ravel. Le producteur Darryl F. Zanuck considérait même cette partition comme l’une des plus originales qu’il ait jamais entendues. Pour évoquer les fonds marins, neuf harpes ont été utilisés, chacune jouant des parties différentes. Comme pour un véritable concerto, elles étaient positionnées stratégiquement autour de l’orchestre pour permettre une gamme de sons aussi large que possible.

Dans le film de science-fiction The Day The Earth Stood Still (Le Jour ou la Terre s’arrêta – 1951), on trouve de subtiles références harmoniques aux Trois Petites Liturgies de la Présence Divine d’Olivier Messiaen, une pièce magnifiée par la présence des ondes Martenot. Pour cette partition hors norme, Herrmann va créer une ambiance surnaturelle en ayant recours à un pupitre instrumental très novateur : quatre pianos, quatre harpes, trente cuivres, quelques percussions, deux orgues Hammond et un orgue à tuyau. Afin de faire ressentir la menace extraterrestre, il va supprimer les cordes de l’orchestre et intégrer deux thérémines, l’un accordé dans le grave et l’autre dans le registre aigu. Il s’agit d’un instrument très complexe qui contient deux oscillateurs et dont on module le son en bougeant les mains. Mélangées aux cuivres graves et aux arpèges cristallins de la harpe et du piano, les sonorités infernales du thérémine imposent leur autorité à l’ensemble de l’orchestre. Afin de parachever l’aspect futuriste de la partition, Herrmann va ajouter en fond sonore un violon, un violoncelle et une contrebasse électriques. Par plaisanterie, Alfred Newman, alors directeur musical de la Fox, suggéra même d’utiliser le son d’une bouilloire électrique. Bernard Herrmann souhaitait en effet obtenir le plus grand nombre d’instruments électroniques dans son orchestre. Une approche novatrice qui va populariser la musique de science-fiction au cinéma, à tel point que le thérémine, à force d’être employé finira par se banaliser dans les années soixante. En 1996, en hommage au compositeur, Danny Elfman le ressortira de sa tanière à l’occasion de Mars Attacks! Lorsqu’il eut encore à composer un autre film de science-fiction avec Fahrenheit 451 (1966), Herrmann optera pour la démarche inverse en composant une musique très lyrique et romantique. Le film de François Truffaut, assez terne sur le plan de la réalisation, est d’ailleurs littéralement transcendé par sa partition. « J’ai senti que la musique du siècle à venir devrait revenir à une grande simplicité lyrique et ne serait pas chargée de tous ces trucs mécaniques » confiera le compositeur. Trente ans plus tard, Michael Nyman procédera de la même manière avec le film d’anticipation Gattaca (Bienvenue à Gattaca – 1997).

D’autres partitions d’Herrmann font preuve d’un sens très aigu de la tension et du suspense. Dans le film noir On Dangerous Ground (La Maison dans l’Ombre – 1951), il emploie la sonorité sombre et menaçante de huit cors sur la séquence de la chasse à mort. Les cuivres massifs, jappent comme des chiens à la poursuite de leur proie, appuyés par les trombones, les cordes et les percussions (cloche et timbale). Un rythme frénétique qui ferait presque passer la fougue orchestrale du Chasseur Maudit de César Franck pour une promenade campagnarde. En 1952, le film d’espionnage Five Fingers (L’Affaire Cicéron) annonce l’ambiance des futurs Hitchcock. Les deux hommes se sont déjà rencontrés en 1942 et partagent le même goût pour l’humour macabre et les histoires abordant l’obsession. Son association avec le réalisateur anglais l’amène à signer un contrat avec les studios Universal qui l’oblige à composer au moins deux films par an. Mais Herrmann, qui avait un souci d’exigence dans le choix des films, compose peu, et généralement un seul film par an, ce qui attire le mécontentement de Lew Wasserman, le directeur du studio.

Avec The Trouble With Harry (Mais qui a Tué Harry ? – 1955), Herrmann concocte une musique insolite, remplie d’humour, dans l’esprit des dessins de Saul Steinberg illustrant le générique, l’emploi des instruments à vent, comme le basson et la clarinette, aidant à créer ce climat de farce macabre. Bernard Herrmann reprend ici l’esprit chambriste et pastoral de ses musiques radiophoniques pour la série Crime Classics (certains thèmes proviennent même des épisodes The Final Day Of General Ketchum et James Evans, Fireman). En 1968, il crée A Portrait Of Hitch, une suite musicale du film assez savoureuse qui rend hommage au réalisateur. Le film, à l’intrigue assez déroutante, ne marche pas et aurait sans doute était mieux à sa place dans les Alfred Hitchcock Présente, une série télévisée qu’Hitchcock imagina à la même époque. Entre 1963 et 1965, Herrmann aura l’occasion de participer à quelques épisodes de l’anthologie The Alfred Hitchcock Hour, qui comprend des épisodes plus développés. Lui qui avait fait ses preuves au cinéma en manipulant les grandes masses sonores va ici habilement employer discrétion, délicatesse et feutré des orchestrations. Sur l’épisode The Jar (1964), il a par exemple eu recours aux sonorités envoûtantes d’un orgue de barbarie. Mais c’est sur The Twilight Zone (La Quatrième Dimension) qu’Herrmann arrivera à tirer le meilleur parti des contraintes économiques imposées par le format série. Il a recours à de petits effectifs où prédominent les cordes, la harpe et les percussions à clavier comme le glockenspiel et le vibraphone. Il compose le thème principal de la première saison, qui pose déjà une ambiance et un climat onirique. Parmi les épisodes les plus inspirés, on peut noter Living Doll (La Poupée Vivante – 1963), qui rappelle Le Masque de la Mort Rouge d’André Caplet, avec ses tonalités sombres de harpes jouées dans le médium grave. Walking Distance (Souvenir d’Enfance – 1959) met en scène un homme soudainement replongé dans son passé. Herrmann choisit d’y restreindre son instrumentation aux seules cordes et délivre l’une de ses compositions les plus poignantes pour la télévision. Sur Little Girl Lost (Petite Fille Perdue – 1962), les glissandi atonaux des harpes, soutenues par quatre petites flûtes suraigues, apportent une dimension psychédélique, en parfaite osmose avec le décor qui donne l’impression d’être dans un miroir déformant.

En 1956, Alfred Hitchcock réalise le remake de son film The Man Who Knew Too Much (L’Homme qui en Savait Trop) et inaugure la période la plus prolifique du compositeur. Le générique démarre tambour battant sur une ouverture majestueuse à grand renfort de cuivres et de timbales. Comme chez Moussorgski (scène du Couronnement de Boris Godounov) ou Ralph Vaughan Williams (Symphonie n°6), Bernard Herrmann confère à l’orchestre une ampleur dramatique avec des procédés relativement simples : une écriture minimaliste et un son froid très objectif avec beaucoup d’expressivité au niveau des masses orchestrales. La grande qualité des musiques d’Herrmann est d’instaurer, dès les premières secondes du générique, le climat général du film, avec une musique qui se grave facilement dans l’esprit. On retrouve ainsi cette puissance orchestrale sur plusieurs partitions de l’époque comme The Naked And The Dead (Les Nus et les Morts – 1958) ou The Mysterious Island (L’Île Mystérieuse – 1961). Le morceau de bravoure du film se situe dans la grande salle de concert du Royal Albert Hall durant le meurtre de l’ambassadeur. Plutôt que de composer une bande originale totalement nouvelle, Bernard Herrmann a repris la Storm Cloud Cantata d’Arthur Benjamin composée pour le premier film d’Hitchcock. Il l’a remaniée, ajouté un orgue et renforcé les différents pupitres de l’orchestre. La séquence est superbement découpée et révèle toute la maestria du réalisateur à filmer la musique.

Dans Le Chant du Danube (1934), Hitchcock avait déjà réalisé sur les valses de Strauss un montage de l’action en fonction du rythme de la musique. Il reprend le procédé sur la première version de L’Homme qui en Savait Trop, mais c’est vraiment sur le remake qu’il donne à la musique jouée en direct une véritable fonction expressive. Lorsque Jo (Doris Day) prend conscience de la présence du meurtrier dans la salle de concert, l’effet dramatique se construit autour de la musique jusqu’au coup de cymbale final. C’est une idée fantastique où la partition joue à la fois le rôle de musique de source mais aussi de musique de film, en lien avec l’action présente à l’écran. Surtout, Hitchcock use de la pantomime pour ne pas que la musique soit parasitée par des bruitages ou des dialogues. Lorsque l’on passe par exemple de la salle de concert au hall d’entrée, le volume sonore reste le même. Herrmann avait déjà eu l’occasion d’écrire une musique de concert pour le thriller Hangover Square (1945), qui comportait un Concerto Macabre pour piano très important dans la dramaturgie du film. Il l’a composé bien avant le tournage, ce qui était extrêmement rare à l’époque. C’est ce qui a permis au réalisateur John Brahm de découper ses plans en fonction du rythme de la musique. Le résultat n’est pourtant pas aussi élaboré que chez Hitchcock, mais la scène de concert reste remarquablement filmée. On peut par exemple apprécier les effets d’alternances de plans entre l’acteur Laird Cregar (dans le rôle du pianiste dément) et les visions mortuaires qui l’assaillent. Le concerto d’Herrmann a été réenregistré en 1974 par le pianiste espagnol Joaquín Achúcarro, accompagné du National Philharmonic Orchestra et dirigé par Charles Gerhardt. Écrit dans l’esprit des partitions de Sergueï Rachmaninov et de Franz Liszt, c’est une pièce importante dans le corpus du compositeur.

Herrmann retrouve Hitchcock sur The Wrong Man (Le Faux Coupable – 1956), film pour lequel il s’affranchit des effusions lyriques au profit d’une composition froide et minimaliste qui colle parfaitement bien au réalisme recherché par le réalisateur. Le seul morceau vraiment important reste la musique légère, aux intonations sud-américaines, que joue Manny (Henry Fonda) au Stork Club, en compagnie de sa formation musicale. On remarquera le refus d’Herrmann de composer une partition de jazz, comme il était courant d’en trouver sur les scènes de night-club des films de cette époque (surtout après le succès d’un film comme The Man With The Golden Arm d’Elmer Bernstein). Le long-métrage suivant, Vertigo (Sueurs Froides – 1958) est sans doute l’exemple le plus remarquable de la collaboration entre Hitchcock et Herrmann. Les deux hommes étaient alors au sommet de leur art. Pourtant, à la sortie du film, peu de critiques louèrent les qualités de la partition. Le compositeur en fut très déçu et comprit que la musique de film n’était pas importante aux États-Unis (la bande originale ne fut même pas nomée aux Oscars). Il s’agit pourtant d’une des œuvres les plus représentatives du style personnel d’Herrmann et de son monde intérieur. Par la répétition obsessionnelle de formules rythmiques, la musique, nous embarque dès le générique dans la spirale névrotique de Scottie (James Stewart), fasciné par la mystérieuse Madeleine (Kim Novak).

Au sujet de Vertigo, on a souvent parlé de l’influence de Tristan et Isolde de Richard Wagner. On retrouve effectivement des harmonies assez proches du Liebestod, la mort d’Isolde, dans le thème d’amour. Pourtant, Bernard Herrmann, qui n’aimait pas le plagiat, n’a pas copié littéralement la musique du maître de Bayreuth. Il a simplement créé un lien recherché entre le film et l’opéra de Wagner qui mêle l’amour, la mort et l’alchimie irrésistible qui attire tragiquement deux êtres. On évoque moins la fascination d’Herrmann pour les effets musicaux à caractère répétitifs qui sont ici particulièrement évidents. Avec l’utilisation de la habañera, associée au personnage de Carlotta Valdes mais aussi par l’emploi d’ostinati énergiques joués par les cordes. On pense notamment à l’ouverture du Lever du Jour de Daphnis et Chloé de Ravel, l’un des premiers compositeurs avec Erik Satie à s’être intéressé aux formules répétitives. Herrmann a eu recours à la répétition dès le début de sa carrière, avec le générique de la série radiophonique Suspense (1942-44), marqué par des ostinati de harpe. Sur le film Beneath The 12-Mile Reef, un morceau comme The Marker anticipe même sur les procédés minimaliste/répétitif d’un Philip Glass, un compositeur américain qui émergera à la fin des années soixante. Les figures répétitives sont également utilisés par Herrmann dans A Hatful Of Rain (Une Poignée de Neige – 1957), une partition qui a sans doute servi d’inspiration à Paul Misraki sur Montparnasse 19 (1958) de Julien Duvivier. Comme chez Herrmann, le français base l’essentiel de sa composition sur un motif obsessionnel qui accompagne le trouble et la déchéance psychologique du personnage.

Sur le fameux thriller horrifique Psycho (Psychose – 1960), Bernard Herrmann va également avoir recours à des motifs récurrents (effets de cordes répétés) pour souligner le voyeurisme de Norman Bates (Anthony Perkins). La partition reste un coup de maître, Herrmann qui créant la musique idéale pour accompagner la terreur à l’écran. Le film était une petite production et Herrmann n’avait pas les moyens d’engager un orchestre complet, il a alors décidé d’en faire une force en utilisant uniquement des cordes. Hitchcock lui avait demandé une musique jazzy mais il n’en a pas tenu compte et il a composé cette incroyable musique de thriller qui ne se contente pas d’être une musique d’accompagnement, mais participe entièrement à la tension dramatique du film. Durant toute la séquence dans le motel, on sent une menace permanente, sous-jacente, portée par des violons en sourdine. Un climat monochrome qui peut s’apparenter à l’Andante Tranquillo de la Musique pour Cordes, Percussion et Célesta de Béla Bartók mais aussi à la Sinfonietta pour Cordes, d’Herrmann, composée quelques années avant.

Le générique de Psycho plonge d’emblée le spectateur dans une atmosphère oppressante, avec une utilisation presto agitato des cordes. Vient ensuite une ligne plus mélodique aux violons, sottovoce, qui se superpose au premier thème. Ce pourrait être le motif attaché à Marion Crane (Janet Leigh), opposé à celui, plus âpre et tranchant de Norman Bates (Anthony Perkins). On a souvent rapproché cette pièce au Divertimento pour Cordes de Bartók. Pourtant la ressemblance n’est pas si flagrante. On y retrouve certes des effets rythmiques joués par les cordes, mais le style d’Herrmann est beaucoup plus incisif, avec un caractère mélodique plus affiché. En cela, les quatuors à cordes de Chostakovitch (notamment l’Allegro Non Troppo du Quatuor n°3) partagent sans doute plus de similitudes. Herrmann se situe tout à la fois dans une tradition moderne, puisant des références rythmiques dans le Sacre du Printemps de Stravinski, et dans un classicisme hérité de Vivaldi. Les effets de cordes répétés qui accompagnent le meurtre sous la douche peuvent par exemple faire songer à l’ouverture du début de L’Hiver du cycle Les Quatre Saisons. L’impact de cette musique fut tellement fort que beaucoup de gens ont juré qu’ils ne pourraient plus jamais prendre de douche. Hitchcock n’avait d’ailleurs pas prévu de musique sur cette séquence. C’est vraiment le compositeur qui a insisté auprès du réalisateur, et l’histoire lui a donné raison. La scène reste aujourd’hui encore un parfait exemple de synchronisme avec l’action.

La musique enlevée du générique de North By Northwest (La Mort aux Trousses – 1959) est un nouvel exemple de la réussite du compositeur à planter le décor de l’action en quelques secondes. Un fandango endiablé, au rythme gershwinien, qui annonce l’aventure frénétique, les poursuites et la course folle de Cary Grant. Bernard Herrmann justifiait l’emploi de cette danse espagnole par le caractère agile et dansant, « à la Fred Astaire », du jeu de l’acteur. Une autre séquence musicale du film mérite le détour : celle de la scène de séduction dans le wagon-restaurant entre Roger Thornhill (Cary Grant) et Eve Kendall (Eva Marie Saint), une romance musicale soutenue par un dialogue délicat entre le hautbois et la clarinette. Là encore, on peut apprécier le talent du compositeur à reprendre avec subtilité des références musicales tout en conservant un style très personnel. On trouve par exemple des harmonies assez proches de l’acte II du Tristan et Isolde de Wagner (accord de neuvième de dominante) mais aussi un court motif provenant de la Suite Américaine de Dvorák. Quant à la rythmique insistante des violoncelles, qui peut s’apparenter au mouvement lancinant du train, elle fait fortement songer à un passage du Moderato de la Cinquième Symphonie de Chostakovitch. Sur la mémorable séquence de l’attaque de l’avion, Herrmann comprend que la musique n’a plus du tout sa place. Elle retentit seulement à la fin, lorsque l’avion s’écrase contre le camion-citerne. C’est une façon formidable de relancer l’action du film.

Avec The Birds (Les Oiseaux – 1962), Herrmann applique avec jusqu’au-boutisme le principe du bruit et du silence et supprime la musique. Le générique est particulièrement inhabituel. On entend seulement le battement des ailes et le cri des différents volatiles dont certains sont générés par le mixturtrautonium, un instrument électronique allemand comprenant un générateur de bruits et toute une série de filtres passe-bande. Un choix particulièrement judicieux qui renforce le réalisme des scènes d’actions. C’est Oskar Sala et Remi Gassmann qui furent chargés des effets sonores. Herrmann étant ici réduit au seul rôle de consultant sonore, sa contribution artistique est à peu près nulle bien qu’il ait écrit quelques esquisses musicales qui ne furent pas utilisées. Le spectateur se souviendra surtout de la mélodie enfantine populaire (Risseldy, Rosseldy) utilisée au moment de l’arrivée des oiseaux devant l’école. Lorsque l’on consulte les notes du réalisateur, on réalise mieux son caractère minutieux. Tous les bruitages des oiseaux, qu’ils soient électroniques ou naturels sont très précisément notés sur chaque séquence. Pour que le jeu des acteurs soit le plus expressif possible, Hitchcock faisait même venir sur le plateau du tournage un joueur de tambour. Il était chargé de simuler l’effet de terreur provoqué par les bruitages, rajoutés plus tard au moment du mixage. À la toute fin du film, lorsque la famille sort de la maison, le bruit étrange du trautonium se superpose aux piaillements des volatiles en une sorte de bourdonnement monotone, très faible. Comme pour signifier que les oiseaux ne sont pas encore prêts pour l’attaque mais qu’ils se préparent.

Parallèlement aux films d’Hitchcock, Herrmann continue à approfondir son travail sur les timbres et les alliances insolites d’instruments avec les films fantastiques d’après Jules Verne et les épopées mythologiques. Sur The 7th Voyage Of Sinbad (Le Septième Voyage de Sinbad – 1958), il s’inscrit dans la lignée des partitions exotiques de Miklós Rózsa, avec une belle utilisation des cordes orientales mais aussi des percussions. On note par exemple le combat contre le squelette, rythmé par des cuivres syncopés, le xylophone, les castagnettes et le woodblock. La bataille sur le navire comporte également un passage musical étonnant pour percussions seules qui semble faire écho à l’interlude « absurde » de Chostakovich dans son opéra Le Nez. Pour évoquer l’atmosphère de la terre intérieure de Journey To The Center Of The Earth (Voyage au Centre de la Terre – 1959), Herrmann dispose d’un pupitre orchestral inventif, incluant un orgue de cathédrale et quatre orgues Hammond. Une couleur unique qui créée la sensation d’un autre monde. Il renonce aussi à l’emploi traditionnel des violons pour mieux mettre en valeur le registre grave des bois et des cuivres. De nombreuses harpes sont également conviées avec une utilisation des glissandi qui évoque les compositions de Marcel Tournier. Pour accentuer l’effet de malaise engendré par la créature reptilienne, il utilise le serpent médiéval, un ancêtre grossier de l’ophicléide et du tuba.

Un instrument qu’Herrmann avait précédemment utilisé sur White Witch Doctors (La Sorcière Blanche – 1953), pour accompagner la présence dérangeante d’une tarentule. Sur ce petit film d’aventures avec Robert Mitchum, Herrmann a produit une partition nettement inspirée, qui fait appel à toute une série de percussions exotiques comme le marimba, l’enclume, les tambours, les gongs ou même le frein à tambour d’une Volkswagen. C’est en lisant dès son plus jeune âge le Traité d’Instrumentation et d’Orchestration d’Hector Berlioz, qui vise à explorer tous les aspects du son, qu’Herrmann a pris conscience de l’importance de la couleur musicale et du timbre (le serpent était par exemple déjà employé dans La Symphonie Fantastique de Berlioz). Il reprend à son profit les idées du compositeur français en termes d’effets de masse et de combinaisons sonores atypiques. Sur les dernières scènes de White Witch Doctors, on remarquera un thème à suspense descendant de quatre notes qui sera popularisé dix ans plus tard avec Cape Fear (Les Nerfs à Vif – 1962), un thriller assez médiocre qui vaut surtout pour son duel d’acteurs mythiques : Robert Mitchum et Gregory Peck. Sur l’ouverture du film, le thème est joué par huit cors à l’unisson, suivi d’une descente chromatique de cordes empruntée aux Gnomes des Tableaux d’une Exposition de Moussorgski. En matière de suspense et de montée de la terreur, c’est probablement l’un des morceaux d’Herrmann les plus efficaces. Cette musique sera même reprise telle qu’elle par Elmer Bernstein sur le remake américain réalisé en 1991 par Martin Scorsese. Dix ans plus tard, Herrmann réemploiera ce mouvement de cordes dans Sisters (Sœurs de Sang – 1973), de Brian de Palma.

Avec Mysterious Island (L’Île Mystérieuse – 1961), Bernard Herrmann convoque un orchestre aux proportions gigantesques, ajoutant au pupitre instrumental quatre harpes, huit cors d’harmonie, quatre tubas et une section massive de percussions. Le générique, d’une puissance orchestrale prodigieuse, est un modèle du genre qui nous informe d’une aventure épique hors du commun. Herrmann ancre sa partition sur un thème dynamique de trois notes très caractéristique de son écriture : des accords mineurs qui alternent par des intervalles de triton en accords majeurs. La ménagerie de monstres géants animée par Ray Harryhausen lui permet de composer toute une série de scénettes musicales insolites : des rythmes stravinskiens et des cuivres braillards pour le crabe, des trémolos de cordes et de cors à langue flottante pour les abeilles, des bois gloussants à registre grave pour l’espèce de poulet, des nappes lugubres de tuba et de contrebasson pour le céphalopode.

Jason And The Argonauts (Jason et les Argonautes – 1963), dernier de la série des films mythologiques, développe la même opulence instrumentale : huit cors d’harmonie, six trombones, six bassons, quatre tubas et deux groupes de cinq timbales. Les cordes, à l’exception des quatre harpes, sont délibérément absentes. Les lourdes tentures orchestrales servent de majestueux accompagnement à l’animation des gigantesques créatures mythologiques (le géant Thalos et le dieu Triton). Sur le combat entre Jason et l’armée de squelettes, Herrmann reprend une partie de son Scherzo, composé en 1936 pour l’orchestre de la CBS. Une pièce dynamique influencée par Le Sacre du Printemps mais à l’écriture déjà très cinématographique. Il arrive d’ailleurs assez souvent au compositeur de réemployer des compositions antérieures, mais elles sont généralement orchestrées différemment. À côté de ces partitions iconoclastes, The Three Worlds Of Gulliver (Les Voyages de Gulliver – 1960) paraît plus sage et traditionnel, mais n’est pas dénué d’intérêt. Sur le modèle de la Symphonie Classique de Prokofiev ou du ballet Cydalise de Gabriel Pierné, Herrmann parsème sa partition d’allusions musicales au XVIIIème siècle comme Mozart et Haydn, un compositeur qu’il admire particulièrement. C’est aussi en référence à ce film que Miklós Rózsa, ami du compositeur, déclara à son sujet qu’il était un peu comme « une sorte de Gulliver au milieu du monde Lilliputien de la musique de film. »

Marnie (Pas de Printemps pour Marnie –1964) est un peu le film maudit d’Alfred Hitchcock. Par rapport aux précédents, les entrées furent assez faibles, l’actrice Tippi Hedren claqua la porte après le tournage, et surtout, c’est la dernière fois que la musique d’Herrmann apparaît chez le maître anglais. Le réalisateur a beaucoup été critiqué pour sa brouille avec le compositeur, mais on peut aussi comprendre sa volonté de changement (ses deux derniers films, tournés dans des conditions plus légères, sont d’ailleurs assez intéressants). En cela, si la musique d’Herrmann reste toujours aussi forte et émotionnelle, avec des ambiances torturées qui illustrent parfaitement bien les névroses de Marnie (glissandi de clarinette, harpe et trémolos de cordes), elle innove moins et se révèle parfois envahissante. Herrmann paraît surtout décalé avec le son de son époque : les grands orchestres symphoniques commencent lasser les oreilles d’une nouvelle génération de spectateurs habitués au jazz et à la pop. Les studios recherchent alors des mélodies exploitables sur le plan commercial, dans la lignée de Dimitri Tiomkin ou d’Henry Mancini. Mais Herrmann, qui n’avait jamais écrit de titre à succès, était incapable de répondre à cette demande (le thème de Marnie fut d’ailleurs repris par Nat King Kole sur un 45 tours sorti dans l’indifférence générale). Sur le plan de la construction dramatique, l’une des séquences les plus réussies est celle de la chasse à courre. La musique commence de façon assez traditionnelle par des cors qui indiquent le thème de la chasse, mais progressivement la musique s’intensifie et se transforme en une cavalcade effrénée lorsque ressurgissent les névroses de l’héroïne.

Torn Curtain (Le Rideau Déchiré – 1966) est le film de la rupture définitive avec Alfred Hitchcock. Le réalisateur ne voulait pas un générique à suspense et souhaitait un thème d’amour très romantique. Or, comme par esprit de provocation, Herrmann est arrivé avec un orchestre de cuivres et de cordes, avec cors, violoncelles, contrebasses, flûtes, trombones et tubas à foison. La partition fut enregistrée mais remplacée par une musique de John Addison qui reste très fonctionnelle. À l’écoute du travail d’Herrmann, il est évident qu’il aurait donné au film une toute autre couleur. Considéré par beaucoup comme « l’un des pires emmerdeurs d’Hollywood », à cause de son caractère insatiable, il finit par se détacher progressivement du milieu. François Truffaut, grand admirateur d’Alfred Hitchcock, l’appelle pour Fahrenheit 451 (1966) et La Mariée était en Noir (1968). Si la première musique est une réussite, la seconde est plus en demi-teinte. Herrmann réussit pourtant assez bien sa partition, en confrontant une mélodie lancinante (cordes en pizzicati) avec une version assombrie de la marche nuptiale de Mendelssohn jouée dans une tonalité mineure. Mais Truffaut est déçu par la séquence du foulard, qui ne possède pas l’impact dramatique nécessaire, et décide de remplacer la musique d’Herrmann par un extrait du Concerto pour Mandoline de Vivaldi. À la fin des années soixante, le compositeur va se tenir de plus en plus en retrait du cinéma. Vivant désormais en Angleterre, il en profite pour diriger des suites de ses musiques de films avec une prise de son stéréo d’envergure (Phase 4 Stereo). On lui doit aussi l’enregistrement de plusieurs pièces de concert comme Finlandia de Sibelius, Les Préludes de Franz Liszt, L’Apprenti Sorcier de Paul Dukas, la romantique Lenore Symphonie de Joachim Raff ou encore Les Planètes de Gustav Holst, une pièce néo-classique d’envergure qui partage des similitudes assez troublantes avec la musique d’Herrmann.

Il échoue ensuite sur quelques petits thrillers médiocres comme le téléfilm Companions In Nightmare (1968) et Twisted Nerve (Sous l’Emprise du Démon – 1968), un film qui vaut essentiellement pour son thème principal popularisé en 2003 par Kill Bill de Quentin Tarantino : une mélodie enfantine assez nostalgique sifflotée par un héros souffrant de troubles psychiques. Sur le générique, elle est soulignée par deux vibraphones qui se répondent en écho avec de petits décalages rythmiques. Battle Of Neretva (La Bataille de la Neretva – 1969) est une partition plus orchestrale, écrite dans l’esprit des musiques martiales de Chostakovitch. Rien de bien innovant cependant. Après The Night Digger (1971), un autre thriller obscur sur lequel Herrmann confronte de manière originale l’harmonica et la viole d’amour, il compose Endless Night (La Nuit qui n’en finit pas – 1972), d’après Agatha Christie : un film assez oubliable mais qui lui permet d’expérimenter les sonorités du synthétiseur Moog (instrument que lui fait découvrir le compositeur anglais Howard Blake, pour remplacer le thérémine qu’il n’arrivait plus à retrouver sur le marché). Les sonorités électroniques de l’instrument, que l’on peut apprécier sur le tempétueux générique d’ouverture, vont être mises à l’honneur sur Sisters (Sœurs de Sang – 1973) de Brian De Palma, un film d’épouvante psychologique qui rend un hommage assez appuyé à Hitchcock. Malgré ses faibles moyens, il comprend quelques scènes-choc assez marquantes, comme le meurtre filmé en split-screen.

Sur le générique, où apparaissent deux fœtus siamois au visage inquiétant, la musique d’Herrmann, jouée avec rage, s’exprime de manière particulièrement oppressante. Quatre notes martelées aux cors à l’unisson et des tintements de cloches sinistres ouvrent cette symphonie macabre. Un xylophone enfantin, des cordes en pizzicati et des timbales martelantes entrent dans le bal. Par-dessus l’orchestre, Herrmann fait tournoyer les sonorités hurlantes de deux Moogs synthétiques. Des glissandi sauvages, qui se répandent autour de l’orchestre tel un élément perturbateur ou un virus (cette idée était d’ailleurs déjà exploitée sur The Day The Earth Stood Still, avec le son blanc détimbré du thérémine qui venait parasiter les lignes orchestrales). En deux minutes seulement, Herrmann a brillamment exposé les enjeux du film. Brian De Palma ne souhaitait pas de musique sur le générique, mais le compositeur a insisté, arguant du fait qu’il ne se passait pas grand-chose pendant trente minutes. Comme sur Psycho, il prépare le spectateur à un choc violent et alterne les moments de tensions et de relâchements. À des déchainements de violence orchestrale vient s’opposer un innocent glockenspiel, sorte de réminiscence enfantine, qui évoque la douce mélopée d’Au Matin d’Edvard Grieg. À la limite, la partition d’Herrmann se révèle beaucoup trop forte et expressive pour un film aussi modeste. C’est vraiment grâce au soutien de la musique que De Palma arrive à rendre son film captivant. Dès qu’elle disparaît, l’histoire parait plus banale et sans relief.

Suite au succès de Sisters, la carrière cinématographique d’Herrmann retrouve un rebond inespéré. Il est approché par William Friedkin pour mettre en musique L’Exorciste. Mais le sale caractère du réalisateur s’accorde mal avec le tempérament colérique du compositeur. Herrmann lui demande de supprimer le prologue irakien et de composer toute la partition avec un orgue d’église. Une proposition jugée totalement incongrue par Friedkin. Les choses en restèrent là… Rétrospectivement, le résultat aurait pu être tout à fait intéressant. Sur It’s Alive (Le Monstre est Vivant – 1974), une efficace série B de Larry Cohen, Herrmann convie un orchestre étrange et hétéroclite comprenant des Moogs, des contrebasses électriques, une viole d’amour, un orgue et des cuivres. Il retrouve ensuite De Palma sur Obsession (1974), un drame psychologique qui rend un brillant hommage à Vertigo. Très inspiré par le scénario, il va enregistrer sa partition à l’église St Giles Cripplegate de Londres. Cette chapelle bénéficie d’une résonnance acoustique particulière qui apporte au chœur et à l’orgue une grande puissance sonore. On pense parfois au caractère mystique de la musique de Poulenc et surtout à Daphnis et Chloé de Ravel pour l’utilisation du chœur à bouche fermée. À la fin de sa vie, Herrmann envisageait l’écriture d’un concerto pour orgue et cette partition, où l’instrument occupe une place prépondérante, permet de se faire un bon aperçu des possibilités du compositeur dans le domaine concertant. Le film lui donne aussi l’occasion de composer pour le chœur (celui du Thames Chamber Choir, comportant huit voix féminines). Un registre qu’il a rarement abordé si l’on excepte la musique du péplum The Egyptian (L’Égyptien – 1954) co-écrit avec Alfred Newman, la cantate Moby Dick et l’opéra Wuthering Height.

Au début du film, sur une scène de danse entre le père et sa fille, Herrmann arrive à suggérer le drame à venir en composant une valse lente, très belle mais empreinte d’une sourde mélancolie. Lle thème présente une familiarité lyrique avec les valses non utilisées pour Portrait Of Jennie (Le Portrait de Jennie – 1949) et Torn Curtain. À la fin du film, la valse ressurgit dans une version plus étoffée pour voix et orchestre, sublimée par un long mouvement de caméra à 360° tournant autour des acteurs. Une séquence musicale qui figure parmi les plus émouvantes du compositeur. Dans son livre sur Bernard Herrmann (A Heart At Fire’s Center), Steven C. Smith relate le jour où l’actrice principale Geneviève Bujold est venue le voir au studio d’enregistrement et a commencé à lui expliquer que son partenaire Cliff Robertson passait tout son temps au maquillage et ne faisait aucun effort pour la crédibilité de leurs scènes d’amour. Avec son accent français le plus charmant, l’actrice canadienne lui dit : « Monsieur Herrmann, Cliff ne veut pas me faire la cour, mais vous, vous m’avez fait l’amour avec votre musique. »

En dépit d’une aggravation de ses problèmes cardiaques, Herrmann est alors en pleine activité, et reste très demandé par la nouvelle génération de réalisateurs américains. Par l’intermédiaire de Brian De Palma, il rencontre Martin Scorsese pour mettre en musique Taxi Driver. Ce sera sa dernière œuvre pour le cinéma et, encore une fois, le compositeur arrive à surprendre et à se renouveler brillamment. À cette époque, il est alors intéressé par le courant musical du Third Stream, et apprécie même certains disques de jazz, comme Synthesis (1969) de son ami Laurie Johnson. Avec l’aide de l’arrangeur Christopher Palmer, il va délivrer un jazz symphonique d’une beauté noire, scandé par une walking bass qui s’accorde parfaitement aux déambulations nocturnes du chauffeur de taxi Travis Bickle (Robert de Niro). Dès l’ouverture, le crescendo de cuivres, combiné à l’accelerando de la percussion, entretient un climat de danger permanent qui annonce l’instabilité psychologique du personnage. Pourtant, la ballade romantique jouée par Ronnie Lang au saxophone alto apporte un contrepoint intéressant, comme une lueur d’espoir, au milieu d’un monde de ténèbres, matérialisée par la présence de Betsy (Cybill Shepherd). Cette mélodie, utilisée à de nombreuses reprises, provient des premières mesures de la chanson As The Wind Bloweth composée par Herrmann pour la comédie musicale The King Of The Schnorrers (1968), un spectacle qui n’avait pas tellement marqué les esprits à l’époque de sa création. On notera, à la toute fin du générique final, une réminiscence du motif inquiétant de trois notes de Psycho, qui semble suggérer que les démons intérieurs de Travis sont prêts à ressurgir à tout moment. Le compositeur décède la veille de Noël 1975, juste après l’ultime séance d’enregistrement de la musique du film. Cette dernière œuvre reste son unique incursion dans le domaine du jazz et on peut penser qu’il aurait sans doute pu faire évoluer son style vers cette nouvelle voie. Ce qui frappe, c’est surtout la modernité de son langage, toujours traversé par ce même frisson musical, et cette couleur instrumentale si personnelle que l’on retrouvait déjà dans sa toute première musique de film, Citizen Kane.

Avant sa mort, Herrmann avait encore plusieurs projets de musiques de films comme God Told Me To (Meurtres Sous Contrôle) de Larry Cohen et The Seven-Per-Cent Solution (Sherlock Holmes Attaque l’Orient-Express) d’Herbert Ross. Brian De Palma pensait de nouveau à lui pour la musique du film fantastique Carrie. Pino Donaggio, le compositeur de la musique, reprendra d’ailleurs en forme de clin d’œil, le célèbre motif pour cordes de Psycho. En réemployant le synthétiseur Moog, John Williams lui rend un bel hommage avec The Fury (Furie – 1978), le film suivant de Brian de Palma. Bien après sa disparition, son fantôme hante encore plusieurs partitions comme Sweeney Todd de Stephen Sondheim, Blue Velvet d’Angelo Badalamenti, Europa de Joachim Holbek, Basic Instinct de Jerry Goldsmith ou Le Syndrome de Stendhal d’Ennio Morricone.

À écouter : The Day The Earth Stood Still dirigé par Joel McNeely (Varese Sarabande), The 7th Voyage Of Sinbad dirigé par John Debney (Varese Sarabande), Vertigo dirigé par Joel McNeely (Varese Sarabande), Psycho dirigé par Danny Elfman (Virgin Records), Obsession (Music Box Records), Bernard Herrmann Film Scores par Elmer Bernstein (Milan Records), The Film Scores par Esa-Pekka Salonen (Sony).

À lire : Bernard Herrmann, un Génie de la Musique de Film par Vincent Haegele (Minerve)

À visionner: Bernard Herrmann, Music For The Movie de Joshua Waletzky (Naive)

Texte initialement publié sur UnderScores le 29/04/2022.